Les filles sans père : destinées brisées ou envolées ?

Grandir sans père. Un trou béant dans le cœur et dans la vie de nombreuses petites filles, ayant des conséquences profondes sur leur construction identitaire et leur devenir de femme. Pourtant, le destin de ces « filles sans père » n’est pas forcément tracé entre dépression, échecs et névroses. Certaines parviennent à surmonter ce manque et à s’accomplir brillamment dans leur sphère privée comme professionnelle. D’autres cependant restent emprisonnées dans l’absence et les blessures du passé. Alors, quel est l’impact réel de ces pères fantasmatiques ou tyranniques sur la trajectoire de leurs filles ? Peut-on apprendre à vivre et à aimer malgré leur ombre planante ? Elements de réponse.

Les visages de l’absence paternelle

L' »absence du père » revêt des réalités multiples, aux conséquences elles-mêmes diverses :

• Le père décédé ou disparu : il laisse un vide immense, que la fille tente désespérément de combler par la suite
• Le père émotionnellement ou psychiquement absent : distant, froid, dépressif, violent… il est présent physiquement mais ne remplit pas son rôle affectif
• Le beau-père ou père adoptif : il peut créer un lien fort avec sa belle-fille mais ne comble pas toujours le besoin viscéral de connaitre ses origines
• Le père inconnu : quando le père biologique n’a jamais été identifié, cela peut générer angoisses et fantasmes

Dans tous les cas, le père absent ou défaillant laisse un vide symbolique majeur dans la construction de l’identité féminine. « On n’a pas l’expérience du père, on ne sait rien du père », confient ces filles meurtries.

La quête éperdue du père idéal

Rongées par le manque, « les filles sans père » passent souvent leur vie à chercher désespérément l’amour d’une figure paternelle idéalisée. Cette quête obsédante se reporte aussi bien sur leurs relations amoureuses que professionnelles.

Affectivement, elles choisissent inconsciemment des hommes incarnant des substituts du père, pour tenter de réparer la blessure originelle. Mais ce transfert passionnel sur « l’homme-père » est voué à l’échec, celui-ci ne pouvant combler un vide si abyssal.

Côté carrière, ces femmes hyper-investissent le travail pour obtenir l’estime et la reconnaissance tant attendue du père. Accomplissements professionnels et réussite sociale sont censés panser un ego meurtri depuis l’enfance. En vain… car sous le vernis des succès couve une fragilité narcissique lancinante.

« La majorité s’identifient aux attentes de l’employeur et s’attendent à ce que leurs subordonnés fassent de même avec elles », analyse la psychanalyste Brigittekernel. Prises dans un engrenage infernal, elles finissent épuisées, malades, dépressives.

De la haine à la gloire : la revanche des « filles sans père »

Malgré les souffrances endurées, certaines parviennent à transformer le manque en moteur de réussite. En s’identifiant positivement à l’image du père, notamment à travers son métier ou ses valeurs, la fille orpheline puise une formidable énergie. C’est le cas de la journaliste Françoise Giroud, qui a construit sa brillante carrière en hommage au père reporter de guerre disparu trop tôt.

« J’étais l’homme de la maison », assume-t-elle. Son parcours exceptionnel est sous-tendu par un désir tenace de remplacer le père auprès de sa mère. Françoise Giroud avoue que la culpabilité d’être née fille et la compétition avec les hommes furent de puissants moteurs.

De façon plus tragique, certaines intériorisent une figure paternelle destructrice génératrice de haine de soi. « Je suis comme mon père », lâche amèrement Flora*, effondrée après une rupture sentimentale. Son père suicidaire suite à une faillite financière l’avait profondément marquée.

L’identification au père disparu/méprisant devient alors source d’autodestruction. La fille retourne contre elle la violence psychique du géniteur, dans un cercle vicieux mortifère.

*nom modifié

Consentir à son histoire pour se libérer

Comment surmonter le poids de ces héritages toxiques ? D’abord en prenant conscience de leur impact, selon la psychanalyste. Il s’agit de repenser sa relation au père, de reconstruire ses souvenirs d’enfance pour les intégrer à son identité.

Le travail thérapeutique permet également de projeter sur le psy l’imago du père, avec tous les fantasmes, attentes et frustrations qui y sont associés.

« Consentir à son histoire » est indispensable pour cesser d’endosser le rôle de la victime. Les patientes doivent réaliser que nul homme ne peut combler leurs aspirations illusoires. Et pardonner au père ses erreurs ou ses abandons, pour avancer apaisées.

Enfin, il est essentiel que la fille se fabrique une représentation paternelle émancipatrice, en reconnectant avec ses forces vives. Elle peut alors devenir pleinement actrice de son existence, sans reproduire des schémas aliénants.

La relation mère-fille, l’autre nœud du problème

Si le père occupe le devant de la scène, le lien à la mère dans ces familles « matricentrées » n’est pas neutre. Souvent, celle-ci entretient l’idéalisation de l’homme qu’elle a perdu, empêchant sa fille de faire son deuil.

D’autres fois, elle dénigre le père ou tait son existence, privant l’orpheline de repères essentiels. « Parle-moi de lui », implore la petite à sa génitrice. En vain… ce silence est assassin, creusant un manque impossible à combler.

La fusion mère-fille vire alors à l’étouffement. Privée d’une tierce figure structurante, la fille reste captif d’une relation duelle mortifère, incapable de nouer des liens sereins avec les hommes.

Sortir de l’emprise maternelle est indispensable pour que s’opère la séparation nécessaire à son individuation.

Apprendre à vivre sans père

Au final, la blessure narcissique de ces filles meurtries peut cicatriser, à condition qu’elles réussissent à intérioriser une figure paternelle « suffisamment bonne ». Même artificielle, cette image reconstruite leur permet de puiser forces et repères pour avancer.

Car ce n’est pas l’absence en elle-même qui est problématique, mais le vide de représentations qu’elle génère. En recollant les morceaux épars de leurs souvenirs et fantasmes, les « filles sans père » réinventent leur géniteur à leur façon.

Cette ressource imaginative leur donne enfin accès à leur féminité et à une certaine sérénité. Elles consentent à ne jamais combler le manque… mais à devenir elles-mêmes le père qu’elles auraient rêvé d’avoir.

Conclusion

Ainsi, malgré les traumatismes subis, la destinée des « filles sans père » n’est pas irrémédiablement tracée. À condition de mener un long travail sur soi et sur la mémoire familiale, il est possible de se libérer de ces fantômes envahissants.

Mues par une formidable puissance vitale, certaines parviennent même à transformer l’épreuve de l’absence en tremplin d’accomplissement. En donnant vie au père en elles, ces rescapées rebondissant avec brio là où d’autres sombreraient.